L’AO, MÉTHODE ET ATTITUDE

L’AO – et c’est légitime sinon heureux – suscite des critiques, des contestations et des résistances, lesquelles, étant de nature à remettre en cause sa validité, doivent être examinées soigneusement, dans le but bien sûr de repérer ses défauts, de l’amender, de l’améliorer et même, le cas échéant, de la réviser radicalement si son im-pertinence venait à s’avérer.

Le dernier article, CENSEURS ET PROCUREURS, a fait l’objet de trois types de critique :

PREMIER POINT. — Les analyses sont qualifiées d’ « interprétations hors contexte », donc vues comme des déformations de la réalité objective à cause d’une non prise en compte des situations qui ont généré les phrases examinées dans le texte visé.

DEUXIÈME POINT. — Ces analyses sont présentées comme émanant d’un Croyant, avec l’appui de ce constat, en effet facile à vérifier partout et toujours, qu’ « il est inutile de chercher à convaincre un Croyant », à savoir qu’en l’occurrence, celui qui manie l’AO est enfermé dans un réseau de concepts qui le rend totalement aveugle à la vérité et fermé hermétiquement à tout ce qui pourrait venir démentir sa vision des choses.

TROISIÈME POINT. — L’AO est envisagée comme une méthode qui permet de « démontrer un parti pris », c’est-à-dire d’être un outil rhétorique au service de l’arbitraire.

Il est patent que ces critiques convergent toutes les trois dans le même sens : l’AO serait un système d’analyse clos sur lui-même, et qui fait de celui qui la manie une sorte d’autiste, inaccessible à la critique et à la manifestation de la vérité.

Il faut évidemment constater que ces critiques ont le mérite irremplaçable d’aller d’emblée au cœur du problème, et de le poser en termes clairs voire décisifs puisque s’il advenait qu’il faille les valider, c’en serait fait de l’AO.

Les deux premiers points peuvent être envisagés ensemble.

Pour ce faire, je ne peux que parler à la première personne, d’abord tout bêtement parce que je suis le seul à manier cette grille d’analyse, et ensuite parce que, comme c’est rappelé dans le dernier article, l’analyse – et quant à l’AO c’est en toute conscience et avec même une revendication forte – engage son auteur, c’est-à-dire que celui-ci doit se regarder lui-même à travers le prisme interprétatif qu’il utilise pour examiner les choses et Autrui. Autrement dit, en termes spécifiques de l’AO, celle-ci étant une anthropologie du Désir, maniant l’AO, je dois moi-même demeurer vigilant quant à mon propre Désir, cette force présente en chacun et indéracinable étant susceptible en effet de faire de moi un Croyant – celui-ci devant être défini comme un individu aliéné à son propre Désir. Il faut souligner que sur ce point, on ne peut pas être au plus vif de la problématique qui se trouve au cœur de l’AO et de son projet.

Voilà plus de quarante ans qu’a surgi au fond de moi l’intuition première qui se trouve à l’origine de la quête à laquelle j’ai plus tard donné le nom d’Analyse ontologique. Dès le début, et tout au long de ces quatre décennies, je n’ai cessé de me demander si ce que je voyais était la vérité ou une pure illusion, si c’était le réel ou une vue de l’esprit. Et, puisque l’AO est une entreprise de Démythisation et que, parmi les outils de celle-ci figurent en bonne place l’humour et la dérision, toujours, en réexaminant mes propres analyses, je me suis posé la question : « Vois-je clair ou bien erre-je, ou me goure-je, ou me planté-je ? » Autrement dit, chaque fois que quelqu’un m’apparaît comme un Croyant, je me dis aussitôt : « Et moi, n’en suis-je pas un autre ? »

C’est pourquoi, afin d’éviter cet écueil qui est certainement le pire, pratiquer l’AO exige de bannir rigoureusement toute affirmation péremptoire : hors ce qui relève de la Loi et fait l’objet d’un consensus scientifique (ex. « L’eau bout à 100° ») ou relève d’une expérience universelle (ex. « Tout être vivant est mortel »), toute proposition, quelle qu’elle soit, doit toujours être soigneusement modalisée « Dans le cadre de l’AO, il apparaît que » De cette formule, qui n’est pas simple rhétorique mais la traduction d’une exigence de la méthode, l’implicite est évident : « Dans un autre cadre, il pourrait apparaître autre chose » ; donc, « Et vous, dans votre propre cadre, comment voyez-vous ? » et, troisième étape : « Formulez votre point de vue » pour déboucher in fine sur non pas un affrontement des idées, ce qui relèverait de la Rivalité donc du Désir, mais sur leur confrontation, démarche qui relève de la Volonté – avec cet espoir, peut-être naïf mais qu’exige l’entreprise, que, là où les divers points de vue se recoupent, c’est la vérité qui se trouve cernée.

Il faut ajouter que cette attitude, qui ressortit à l’éthique et dont ne doit jamais se départir celui qui manie l’AO, débouche sur une double exclusion : exclusion d’abord du délit d’opinion, c’est-à-dire la criminalisation de certains points de vue ou la disqualification de leurs porteurs ; exclusion ensuite de toute tentative de « convertir » l’interlocuteur, la rééducation apparaissant dans le cadre de l’AO comme un procédé soviétique ou chinois, c’est-à-dire relevant du Totalitarisme. L’AO se déployant dans le cadre de la République et non dans celui du Système, elle considère qu’il n’y a pas un Pouvoir ou une Distance qui s’impose à tous par le truchement d’Injonctions, mais qu’existent et cohabitent seulement des Différences qui toutes sont considérées comme également fondées en dignité. À ce titre, toutes ont droit à la totale liberté d’expression, étant bien entendu que celle-ci a un corollaire inaliénable : le respect. Autrement dit, la liberté d’expression n’est pas toute latitude accordée au mensonge ni parfaite licence d’insulter ou de diffamer. Dans le Système, il n’y a que des Dominés et des dissidents ; dans la République, il n’y a que des citoyens souverains. Il appartient donc à chacun d’examiner tous les points de vue, les arguments qui les étayent, et de décider en conscience quel point de vue semble (ou s’impose comme) le plus pertinent. En d’autres termes, il n’est jamais question d’avoir raison mais toujours de trouver la vérité. Avoir raison à tout prix, c’est viser à s’emparer d’une position de Dominant, donc céder au Désir ; trouver la vérité, c’est s’astreindre à l’Ascèse en mettant en œuvre la Volonté. C’est toute la différence entre le Comparse et l’Adulte.

Par conséquent, je suis toujours prêt à reconnaître que je me trompe et que je suis un Croyant, autrement dit à adopter un autre point de vue, mais à une condition expresse : qu’on m’apporte la/les preuve(s) de la validité du point de vue défendu. Je ne peux pas me contenter d’affirmations péremptoires, et tant que les preuves ne me sont pas fournies de la pertinence d’un point de vue, je m’en tiens au mien, le considérant du reste non pas comme la vérité unique et définitive mais comme la position provisoire la plus raisonnable à garder en attendant d’en avoir conquis une meilleure. Au nombre des preuves qu’exige l’établissement d’un point de vue peut en effet figurer l’examen du contexte dans lequel sont émises les assertions et autres propositions, cet examen permettant souvent d’affiner, de nuancer et de relativiser le discours, bref d’explorer la complexité des idées et ainsi d’affermir les arguments qui doivent nourrir le débat. C’est ici l’occasion d’envisager la critique concernant l’ « interprétation », c’est-à-dire ce qui relèverait de la déformation voire de la trahison des faits. Il faut préciser que toute analyse, étant une lecture, est par nature une interprétation puisqu’elle est explicitation d’un point de vue particulier ; mais pour considérer cette interprétation comme une trahison, il faut invalider par principe l’expression de tout point de vue différent, autrement dit qui refuser le débat : il y a un monde entre « Je ne suis pas d’accord avec vous, discutons » et « Vous avez tort puisque vous n’êtes pas d’accord avec moi, et je ne veux pas vous entendre ». C’est d’un côté la République et de l’autre le Système, ou d’un côté le Politique et l’ouverture dialectique et de l’autre le Religieux et le verrouillage dogmatique. Dans la logique de l’AO, toute analyse appelle les autres, toute interprétation sollicite la diversité des contradictions – toute Différence n’a de sens que parmi toutes les Différences.

Dernier point : l’AO servirait à démontrer un parti pris. Il y a ici contradiction dans les termes. En effet, un parti pris est ce que la religion appelle un « dogme », ou une proposition théologique indémontrable, laquelle ne peut faire l’objet que d’un croyance, en effet adoptée par Désir, sans examen ou dans le refus de toute remise en cause et de toute discussion. Or, par définition, il est impossible de démontrer l’indémontrable. Si donc j’ai démontré une proposition, c’est que celle-ci n’est pas un parti pris : elle est une hypothèse. En tant que telle, elle doit être mise à l’épreuve du réel et elle peut, le cas échéant, soit, si tout la dément, être rejetée, soit, si elle se trouve suffisamment confirmée, acquérir le statut de théorie, étant bien entendu que toute théorie peut toujours être remplacée par une autre plus satisfaisante – c’est là toute la dialectique de l’AO.

CONCLUSION. — L’AO, née de la Volonté de comprendre et de dénoncer le phénomène du Pouvoir, se situe politiquement à gauche. Toutefois, il importe de (re)préciser qu’il ne s’agit nullement de la gauche wokiste ni de la gauche islamo-complaisante. En effet, si le projet initial est bien, pour l’AO comme pour le wokisme, de mettre à nu les situations de Pouvoir, donc de repérer toutes les Verticales écrasantes afin de libérer les Dominés ou au moins de montrer la voie en ce sens, l’AO a pour visée de renverser ces Verticales alors que le wokisme ne s’emploie qu’à les inverser. Autrement dit, alors que l’AO est un effort pour invalider la tyrannie de quelques-uns sur la majorité et les minorités, le wokisme remplace cette tyrannie par celles des minorités sur la majorité, majorité réduite d’ailleurs à sa couleur de peau (les blancs), à un sexe (les hommes), à son orientation sexuelle (les hétéros), à sa culpabilité (les colonialistes). Dès lors, il ne peut s’agir de la même gauche puisque celle de l’AO tend vers le Politique alors que celle du wokisme substitue un Religieux à un autre. Il ne s’agit pas davantage de la gauche mélanchonienne, laquelle, sous l’emprise de son chef, est prête à le suivre dans son sacrifice de la laïcité à l’objet de son Désir, le Pouvoir, et qui donc ne verrait nul inconvénient à substituer au Politique non seulement le Religieux mais une religion.

Ceci posé, pour mettre en œuvre jusqu’au bout la logique de l’AO, je ne demande pas mieux que d’écouter les arguments de tous ceux qui « pensent » autrement et voient les choses sous un jour différent.

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