DÉPASSEMENT
Non pas effacement mais dépassement : qu’est-ce à dire ? Quant au christianisme, cette opération peut se décrire fort simplement dans le cadre de l’AO : il faut en abolir tout le Religieux et en conserver tout le Politique.
Le Religieux ? Il faut évidemment se défaire des Injonctions et du Mythisme, en gros de tout ce qui contraignait à obéir et à croire, tout ce qui corsetait aussi bien le corps que l’esprit, tout ce qui censurait le plaisir et la pensée. Mais le Politique chrétien ?
Ce qu’en ce domaine l’Occident doit au christianisme pourrait faire l’objet d’une longue étude, fort complexe, mais on peut déjà, en opposition radicale avec la gauche pénitentielle et bien-pensante qui prétend faire payer à chaque Français d’aujourd’hui le colonialisme, c’est-à-dire une gauche qui, avec le cynisme de ses meneurs dissimulé sous les meilleures intentions, ne craint pas la régression anthropologique car la punition collective et la culpabilité qui saute les générations relèvent d’un archaïsme qui se lit en toutes lettres, et à de nombreuses reprises, dans l’Ancien Testament. Or celui-ci a totalement disparu du Nouveau Testament ce texte qui, justement, a fondé le christianisme, c’est-à-dire inauguré le Politique en ce qu’il a aboli le collectif coupable au profit de l’individu responsable, l’individu qui seul s’arrache au rapport Dominant/Dominé ou à la Rivalité universelle pour instaurer avec Autrui le rapport de solidarité. C’est le christianisme qui a en quelque sorte inauguré cet individu solidaire de tout autre – l’individu, seule base ou Horizontale de l’Individu. Il est trop vrai que la Chrétienté a – trop – longtemps maintenu le Système divin sous forme de la papauté et des monarchies de droit divin, c’est-à-dire retenu le peuple chrétien dans le Religieux, mais c’est du christianisme seul que pouvait sortir l’individu solidaire capable de fonder la République, dont celle de l’An I ne donne qu’une idée fort grossière et que celles qui se sont succédé depuis lors sur le sol de France n’approchent que fort imparfaitement ; il est trop vrai par ailleurs que le capitalisme a pris le relais du Religieux divin avec le Religieux mondain en remplaçant simplement, au sommet du Système, le Père par l’Avoir, le Fils par Mammon, et le Saint-Esprit par le sacro-saint pognon. Ces réalités à la fois historiques et sociologiques sont regrettables autant qu’indiscutables, et c’est justement pourquoi il faut prendre garde que la nouveauté révolutionnaire chrétienne sur le plan anthropologique – l’individu – se révèle aujourd’hui menacée de mort. Le christianisme avait vocation, dans son principe, à remplacer le Religieux par le Politique, ou le Système divin par la République. Mais il se trouve que ce principe politique de l’individu se trouve dévoyé dans le pire du Religieux sous forme de cet individualisme forcené prôné par la gauche, à savoir le remplacement du Système divin (« Dieu ») non par la République (« Nous ») mais par le Système individuel (« Moi, moi, moi ! »), Système moderne qui épouse parfaitement le capitalisme, chaque « moi » étant un consommateur aussi fervent qu’insatiable.
Par ailleurs, pour réussir le dépassement, il peut suffire de considérer notre devise républicaine : « Liberté, égalité, fraternité ». Il apparaît que, dans ce triptyque, si la liberté n’est certainement pas le fort non du christianisme mais de la religion chrétienne, et qu’il a même fallu la conquérir contre l’Église, il n’en va pas de même pour les deux autres notions. Il se trouve qu’en la matière, parmi les trois monothéismes, le christianisme est à la fois unique et exemplaire. En effet, la religion du Christ a dicté non seulement à l’Europe mais au monde le principe le plus politique et le plus universel qui soit, celui qui procède en droite ligne de la promotion de l’individu : l’égalité. L’égalité, rien de moins ! Celle-ci, dans le texte initial de la République française, est presque immédiatement connectée à la dignité. Le christianisme a prêché l’égalité absolue de tous les enfants de Dieu : on peut effacer Dieu, en lui substituant la Loi, et garder l’égalité de tous, égalité absolue de tous les individus, c’est-à-dire égalité des sexes, des races et des conditions, égalité homme-femme, égalité aveugle aux couleurs de peau et aux ethnies – bref, égalité des Dominants et des Dominés donc abolition du Système au profit de la République. Bien sûr que le christianisme ou plutôt l’Église a été bien loin de respecter toujours elle-même cette égalité, s’étant faite trop souvent caution du Pouvoir des mâles et des puissants : c’est justement ce que le christianisme conservait de religieux, et qu’il faut à coup sûr abolir. Mais quant à l’égalité, il suffit, pour mesurer l’ampleur de l’apport, de comparer ce qu’ont prêché les deux autres monothéismes : le judaïsme, avec le Mythe du « Peuple élu », s’il a promu l’égalité entre eux de tous les juifs, n’a pas laissé de disqualifier tout le reste de l’humanité, procédant à ce qu’il est permis d’appeler une élimination ontologique puisqu’un peuple une fois élu, tous les autres se trouvaient de facto rejetés, effacés au regard de Dieu donc bannis hors de l’Être. Quant à l’Islam, plus rien n’est à dire sans doute sur le statut d’infériorité qu’il impose à la femme, c’est-à-dire à la moitié de l’humanité, mais il devrait appeler encore force commentaires sur l’Injonction signifiée à tout bon musulman de soumettre les non-musulmans à Allah et d’exterminer tous les mécréants – convertir ou décimer, élimination non plus ontologique mais bien réellement physique cette fois. En face du judaïsme qui se désire unique au-dessus du monde – religion de la Distance – et l’Islam qui ne désire que régner sur la planète – religion du Même – le christianisme seul promeut toutes les Différences – religion de l’Autre, cessant par là même d’une religion pour devenir une politique.
Il faut ajouter que cette égalité implique forcément la fraternité : comment voir là rien qu’il faille résilier ? Si l’égalité et la fraternité sont des traditions chrétiennes, faut-il vraiment les effacer sous prétexte que toute tradition est réactionnaire ? Est-ce que cet effacement serait formidablement progressiste ? Est-ce que ce serait un progrès que d’adhérer à une gauche wokiste, islamo-complaisante et (pseudo) féministe qui, en infraction avec l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, rompt l’égalité ontologique dûment républicaine en infériorisant la race blanche en général pour cause de culpabilité colonialiste inexpiable et les hommes en particulier pour cause de culpabilité patriarcale impayable ; est-ce que ce serait un progrès que d’adhérer à une gauche qui judiciarise toute cause et fait condamner tout ce qui lui contrevient à son dogme, en rupture cette fois l’article 10 de la Déclaration posant positivement la liberté de conscience et négativement que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions », de même qu’avec l’article 11 qui établit « la libre communication des pensées et des opinions » et qui fait passer tout ce qui sort de sa ligne idéologique pour autant d’ « abus de cette liberté » ; est-ce que ce serait un progrès que d’adhérer à une gauche qui, par ses excès et ses inconséquences, mène la France au choix mais tout droit à l’extrême-droite ou à l’islamisme ; est-ce que ce serait un progrès que d’adhérer à une gauche « de minoritarisme élitaire » comme dit MG, et qui apparaît, dans le cadre de l’AO d’accord avec lui sur ce point, plus que masochiste, franchement « suicidaire », c’est-à-dire une gauche qui suicide la gauche, et par là même la France, et non pas même à petits feux mais chaque jour à doses de cheval et sur tous les tons et sur tous les fronts ?
Outre le fait que l’effacement est sans doute chose impossible, car, ainsi que le dit SL, le déracinement déracine tout, sauf le besoin de racines, il semble bien impossible de voir ce qui serait à gagner à l’effacement que prônent en chœur l’européisme et le gauchisme. Peut-être n’est-il pas inutile ici de rappeler le célèbre aphorisme : « Qui oublie son passé est condamné à le revivre ». Est-ce qu’oublier les racines et l’histoire de l’Europe ne serait pas faire fi des leçons qu’il nous incombe en permanence de tirer de notre passé, et ainsi nous exposer à repasser par toutes les vicissitudes que cette vieille Europe a dû affronter – guerres de religions, Totalitarismes – pour être aujourd’hui ce qu’elle est ? Et pourquoi ne pas conserver du christianisme, envers et contre tout, la formule : « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ? » Il est possible que la formule soit controuvée ou due à une mauvaise traduction mais il est peut-être plus significatif encore que ce soit en quelque sorte un geste de la conscience universelle qui a lu cette formule dans les évangiles quand même, à la lettre, elle n’y était pas. La paix : y a-t-il rien qui vaille mieux ? Et en effet n’est-elle pas à la fois l’idéal et l’œuvre des hommes de bonne volonté, des individus animés de cette bonne volonté qui est en fait exactement la Volonté puisque c’est le principe même du Politique, l’effort conscient de ne se vouer qu’à la Transcendance vraie, de lui dédier toutes ses forces et ses énergies puisqu’il n’est pas de meilleur ni même d’autre moyen, pour chacun, de réaliser son Être ?
Ainsi, c’est au nom d’une gauche qui n’est pas celle d’aujourd’hui mais celle des Marx, Proudhon, Jaurès, Péguy, et des Simone Weil, George Orwell, Guy Debord, Pier Paolo Pasolini, Régis Debray, Jean-Claude Michéa, Michel Onfray, Alain Finkielkraut, Marcel Gauchet et autres Christophe Guilly ; c’est au nom de la gauche d’une France qui n’appartient pas à la petite élite ultra-libérale ou mondialiste qui prétend parler au nom de ce qu’elle est ou, pire, de ce qu’elle devrait être ; c’est au nom de la France qui n’appartient pas davantage au peuple en ce sens, encore une fois, que la France n’est pas son Avoir mais son Être, que l’AO, dans son cadre qui promeut l’Autorité contre tout Pouvoir, le Politique contre tout Religieux, la Volonté contre le Désir ou l’intérêt général contre l’intérêt particulier – c’est au nom de la France de gauche et de la gauche de France que l’AO veut conserver la France qui est son peuple et le peuple qui est la France, le peuple de France, le peuple français, les Français, la conscience France, la Différence France, c’est-à-dire la France de son histoire et de sa culture, la France incessante et continue, la France antique et perpétuelle, la France du Français de Molière et de tous ses grands noms.
L’accord est ici plein avec Laurent Bouvet : « La gauche, le PS, doivent réinvestir de plain pied ces trois terrains : nation, République, laïcité. Ces éléments sont l’héritage commun des Français, le socle même du contrat social qui les unit. »
À chacun de choisir sa gauche et sa France, c’est-à-dire entre effacement et dépassement.